Produire, aujourd’hui, n’est plus un mot neutre. Il charrie des questions de sens, d’avenir, de territoire. Dans un Pays Basque où les emplois industriels et agricoles se sont raréfiés au fil des décennies, chaque entreprise de production qui tient, s’adapte et transmet, devient un point d’ancrage. C’est précisément ce que souhaite mettre en lumière la rubrique « ICI, on produit la vie » : celles et ceux qui, par leur travail quotidien, fabriquent bien plus que des biens. Ils créent de l’activité, du lien, des perspectives et une forme de continuité territoriale.
À Larressore, à quelques kilomètres d’Espelette, la conserverie artisanale BiPiA incarne cette production enracinée. Depuis près de trente ans, l’entreprise transforme le piment d’Espelette avec une exigence artisanale assumée, tout en s’inscrivant dans une dynamique collective rare : une quarantaine d’associés réunis autour d’un même objectif, préserver les outils de production et les savoir-faire du Pays Basque. Une aventure économique qui dit beaucoup de ce que signifie encore, aujourd’hui, « produire la vie ici ». Xavier Pierre, gérant de BiPiA nous explique.
BiPiA est née d’une volonté collective, avec une quarantaine d’associés engagés pour préserver le tissu économique basque. En quoi ce modèle d’entreprise partagée incarne-t-il, selon vous, cette idée de “produire la vie ici” ?
Xavier Pierre : Parce qu’il s’inscrit pleinement dans une logique territoriale. La holding Bateko, qui détient BiPiA ainsi que quatre autres entreprises, a précisément été créée pour maintenir des entreprises sur le territoire lorsqu’elles n’ont plus de succession naturelle. C’est sa vocation première : éviter que des savoir-faire et des outils de production disparaissent. À ce titre, oui, c’est clairement une manière de produire ici et de maintenir de la vie économique localement.
Aujourd’hui, Bateko détient Onake, producteur de poisson fumé à Saint-Jean-de-Luz, Etxean Egina, spécialisé dans les savons et cosmétiques à Saint-Étienne-de-Baigorry, ainsi que deux entreprises côté basque espagnol : Agiña, qui transforme des guindillas à Usurbil, près de Saint-Sébastien, et Maisor, producteur d’anchois à Getaria.
Dans votre métier, tout commence par une récolte, avec un tri manuel très précis. En 2025, pourquoi avoir fait le choix de maintenir ce geste artisanal, alors que l’industrialisation pourrait aller plus vite ?
X. P. : D’abord parce que, pour ce que nous cherchons à faire, il n’existe pas forcément de machines capables de remplacer ce travail. Le geste manuel permet une précision extrême et garantit la qualité du produit final. Dans la filière du piment d’Espelette, beaucoup d’étapes restent manuelles, y compris dans la transformation que nous réalisons nous-mêmes. L’intervention humaine est essentielle pour atteindre ce niveau d’exigence.
Par ailleurs, l’AOP impose une part de travail manuel. C’est une contrainte, mais aussi une garantie de qualité et de cohérence avec l’esprit du produit.
On parle beaucoup de la disparition des emplois de production. Chez BiPiA, qu’est-ce qui vous rend fier de maintenir des emplois locaux et de transmettre un savoir-faire rare ?
X. P. : Comme beaucoup d’entreprises artisanales, notamment dans l’agroalimentaire, nous sommes fiers de faire partie du tissu local et de montrer qu’avec des structures à taille humaine, il est possible de produire des produits de qualité et de trouver sa place dans les choix des consommateurs.
Le quotidien reste exigeant et parfois difficile. Mais réussir à maintenir l’entreprise, à la faire vivre durablement dans l’économie locale, est déjà en soi une vraie source de satisfaction.
Travaillez-vous avec d’autres acteurs du territoire, comme cela a été le cas avec la cidrerie Txopinondo ?
X. P. :Oui, il existe une véritable culture de collaboration dans l’agroalimentaire basque. Il y a notamment un cluster agroalimentaire Uztartu, créé il y a une quinzaine d'années et un groupement d'achat, Erosi, qui a vu le jour il y a une vingtaine d’années, qui rassemble aujourd’hui près de 70 entreprises du Pays Basque et du Béarn. Cet esprit collectif est bien réel.
Sans parler de partenariats formels, nous utilisons aussi des matières premières issues d’entreprises locales, comme le fromage d’Agour. Et inversement, notre piment d’Espelette est utilisé par des acteurs comme Antton ou Agour pour certaines de leurs productions. C’est un échange naturel. Quand un besoin se présente, ce sont d’abord les voisins et les partenaires locaux que l’on sollicite.
Le label AOP impose des exigences fortes. En quoi cette rigueur contribue-t-elle à maintenir une économie agricole vivante au Pays Basque ?
X. P. :C’est tout le fondement des AOP. La reconnaissance qu’elles apportent, associée à un haut niveau d’exigence, permet de maintenir une production différenciée et correctement valorisée. C’est essentiel dans un territoire où l’agriculture repose sur des exploitations de taille modeste, souvent en zone de montagne.
Pour que ces fermes puissent perdurer, il faut que les produits qu’elles génèrent soient valorisés à leur juste prix. Les AOP sont clairement un levier majeur pour cela.
Concernant le piment d’Espelette, c'est-à-dire la poudre et les cordes, l’AOP est très stricte : l'ensemble des opérations doit avoir lieu dans l'aire d'appellation , à savoir sur une zone limitée à dix communes. Pour les autres transformations, qui ne bénéficie pas de l'AOP comme les purées, gelées... certaines matières premières peuvent venir d’ailleurs. Mais dès que c’est possible, nous privilégions toujours des origines locales.
Au-delà du produit, vous ouvrez vos portes au public. Pourquoi est-ce important de montrer comment “ça se produit” ?
X. P. : Il y a d’abord une logique de réassurance pour le consommateur : voir concrètement que ce qu’il achète provient bien d’une production locale et artisanale, et non d’un simple négoce. Et puis il y a une dimension pédagogique essentielle.
Expliquer comment les produits sont fabriqués permet aux consommateurs de mieux comprendre leur valeur, leur origine, et de porter un regard plus éclairé sur ce qu’ils consomment.
En plus de 25 ans, qu’est-ce qui a changé dans la manière de produire ici, et qu’est-ce qui n’a pas changé ?
X. P. : La production agroalimentaire s’est clairement professionnalisée, avec des normes de plus en plus strictes pour garantir la sécurité sanitaire. La pénibilité du travail a aussi diminué grâce à certaines automatisations.
En revanche, ce qui n’a pas changé, c’est l’attachement au produit et au territoire. Cette volonté de maintenir de l’emploi local, de défendre une économie de proximité, reste intacte. C’est un socle qui ne bouge pas.
Quel message aimeriez-vous adresser aux jeunes qui hésitent à s’orienter vers les métiers de la production ?
X. P. : D’abord, leur dire de venir découvrir la réalité de ces métiers. Beaucoup de jeunes en ont une image très éloignée de ce qu’ils sont réellement. Aller à leur rencontre, leur montrer concrètement notre quotidien, est essentiel pour susciter des vocations.
Ensuite, il s’agit de trouver une voie dans laquelle on se sent bien. L’agriculture et l’agroalimentaire sont des secteurs particuliers : on travaille avec du vivant, et on voit le résultat concret de son travail, ce qui est très gratifiant.
Ce sont des métiers exigeants, peu rémunérateurs au regard des risques et des investissements qu’ils nécessitent. On ne les choisit pas par appât du gain, mais par goût, par conviction et par engagement.
Pourquoi est-il important, selon vous, de mettre en lumière celles et ceux qui produisent au Pays Basque ?
X. P. : Parce que les activités de production souffrent aujourd’hui d’un manque de visibilité et de reconnaissance. Elles paraissent parfois moins attractives que d’autres secteurs jugés plus modernes.
Or, il existe encore une production bien réelle au Pays Basque. Même si elle est minoritaire, elle joue un rôle fondamental dans le maintien des populations, de l’agriculture et de la vie économique locale. L’agroalimentaire est un relais direct de l’agriculture, et contribue fortement à la faire vivre. Mettre cela en lumière permet de rappeler ce qui rend nos territoires vivants.
Une actualité que vous souhaiteriez partager ?
X. P. : Au niveau de la holding Bateko, nous sommes actuellement en phase d’augmentation de capital. Nous recherchons de nouveaux associés pour renforcer notre capacité d’intervention et continuer à accompagner, sur le long terme, la pérennisation d’entreprises du territoire.
L’histoire de BiPiA dépasse largement celle d’une conserverie artisanale. Elle raconte une autre manière d’envisager l’économie : non pas comme une simple addition de chiffres, mais comme un tissu vivant fait d’emplois, de savoir-faire, de coopérations et de choix de long terme. Dans un territoire soumis à de fortes pressions foncières et à une tertiarisation croissante, maintenir des entreprises de production relève presque de la résistance.
Comprendre ce que fait BiPiA, c’est aussi mieux comprendre l’économie du Pays Basque. Une économie où l’agroalimentaire reste un pilier discret mais essentiel, en lien direct avec l’agriculture, la culture et l’identité locale. Chaque pot de piment transformé ici contribue, à sa mesure, à maintenir des fermes, des emplois, des compétences et des populations sur le territoire.
Derrière un piment d’Espelette, il n’y a pas seulement du goût : il y a des mains, du temps, des risques, et une chaîne humaine entière. Produire ici, c’est faire vivre bien plus qu’un produit.
Propos recueillis par Sébastien Soumagnas
Bipia
Quartier Errepira - 64480 Larressore
Tél. : 05 59 93 21 86
ICI, on produit la vie
Désormais, chaque mercredi, vous retrouverez cette rubrique : un rendez-vous hebdomadaire inédit pour défendre les métiers de production. Des témoignages, des reportages, des interviews, des dossiers permettront de porter cette CAUSE majeure, pour la faire avancer.
À lire, les premiers articles de cette rubrique
Un rendez-vous hebdomadaire inédit pour défendre les métiers de production
Artzainak à Mauléon : les bergers d’une production indépendante
La Ferme Elizaldia : au cœur de Gamarthe, l’agro-pépite se bâtit de génération en génération
Créer une nouvelle dynamique autour de la fierté « industrielle »
L’IzarFamily invente une dimension humaine pour les télécoms et le numérique
Quand la maroquinerie fait vivre un atelier, un village, un pays
Tannerie Carriat : le cuir solide et la créativité éclatante
Un défi majeur à relever ensemble…
Plus nombreux qu’on ne le pense, ceux qui produisent au Pays Basque montrent la voie. On pense souvent à quelques fleurons industriels, à des grands groupes, mais une multitude de femmes et d’hommes font partie de l’aventure production, avec des structures de toutes tailles. Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Tous méritent d’être encouragés.
A travers cette rubrique « ICI, on produit la vie », PresseLib’ veut animer une communauté, en favorisant des solidarités, en encourageant la partage d’expériences, en incitant aux transmissions, en faisant bouger les lignes, en faisant émerger des solutions nouvelles… Bref, en créant une dynamique inédite.
Participez !
Ce nouveau rendez-vous est celui d’une communauté, engagée pour défendre et valoriser les emplois de production.
Rejoignez le mouvement !
Vous êtes un acteur de la production locale ? Faîtes-vous connaître en envoyant un message à redaction@presselib.com






Réagissez à cet article
Vous devez être connecté(e) pour poster un commentaire